J’ai déjà consacré de nombreux articles aux dispositifs médiatiques ou numériques qui permettent de plonger un utilisateur dans le passé ou le futur d’un lieu (ici, ici, ou là, entre autres). J’aimerais y revenir aujourd’hui avec un dispositif que je n’avais encore jamais abordé : les jumelles panoramiques.
Les jumelles panoramiques, ce sont ces bornes, souvent payantes, que l’on trouve dans les lieux touristiques et qui nous permettent d’observer de plus près un panorama ou une scène lointaine.
Des jumelles panoramiques (source)
Comme il le fait avec tant d’autres dispositifs, le numérique permet de réinventer ces bornes, notamment pour nous permettre de voir, non pas dans le lointain, mais dans le passé ou le futur. Une réinvention qui passe souvent par l’utilisation de la réalité virtuelle ou de la réalité augmentée.
Commençons avec l’exemple le plus récent, celui qui m’a inspiré cet article.
Timescope
Depuis le 14 mars 2016, une borne interactive nommée Timescope a été installée place de la Bastille, à Paris. Pour un coût de 2 €, les passants peuvent visualiser en réalité virtuelle la place telle qu’elle était en 1416 et en 1789.
La borne Timescope, installée place de la Bastille, à Paris.
Cette borne a été conçue par une start-up française nommée elle aussi Timescope, et créée en 2015 par Adrien Sadaka et Basile Segalen.
D’aspect extérieur, la borne fait autant penser à un périscope qu’à des jumelles panoramiques classiques. Comme ces dernières, elle dispose d’un axe de rotation horizontal à 360°, pour embrasser tout le champ visuel autour de soi, et d’un axe vertical, pour regarder vers le haut et vers le bas. Mais le boîtier des jumelles peut également coulisser verticalement le long d’une colonne pour s’adapter à la taille de l’utilisateur. C’est son côté périscope. (Voir la vidéo d’explication).
L’utilisation de Timescope.
Avec sa forme de colonne très pure, c’est un bel objet, dont le design est dû à Pierre Charrié. Le prototype et la borne actuelle ont été développés à Usine.IO, le fablab du 13ème arrondissement de Paris. Signalons enfin qu’elle a été pensée pour éviter au maximum le vandalisme et les dégradations que peut subir une borne technologique située dans un lieu public et en extérieur. Tel n’est pas là le moindre des défis d’une borne de ce type, placée en extérieur.
Car la vraie différence entre Timescope et des jumelles panoramiques classiques ne se trouve pas tant dans son aspect extérieur que dans ce qu’elle contient. En y plongeant les yeux, on découvre une vue sphérique animée, en images 3D, de l’endroit tel qu’il était en 1416 ou en 1789 (suivant le choix que l’on a fait). C’est donc un dispositif de réalité virtuelle fixe, via une borne, et in-situ. Les vues sont réalisées en images de synthèse, avec un très grand réalisme graphique, pour rendre l’expérience la plus convaincante possible. Elles sont également sonorisées avec des sons d’ambiance, et demain peut-être avec une voix off. Autre point crucial pour les créateurs de Timescope, le réalisme historique de la scène. Ils ont donc collaboré avec une historienne, Héloise Bocher, qui a validé leur travail de reconstitution. Une démo de l’une des animations est visible en ligne.
Timescope met en avant la qualité graphique et la fidélité historique de sa reconstitution des lieux.
Le point faible du dispositif me parait être l’expérience d’achat telle qu’elle est actuellement proposée. Aujourd’hui, il faut effectivement acheter son billet en ligne sur le site de Timescope pour pouvoir l’utiliser ! Or, une telle borne ne peut évidemment fonctionner que dans le cadre d’un achat impulsif sur place. Mais cela devrait venir dans le cadre d’évolutions futures de la borne.
Si l’expérience s’avère concluante, l’ambition des deux jeunes créateurs est évidemment d’installer d’autres bornes dans Paris, et dans d’autres villes en France ou à l’étranger. C’est également de proposer plus de dates à visionner sur une même borne. Voire même d’utiliser le dispositif pour visionner non plus le passé d’un lieu, mais son aménagement futur dans le cadre d’un projet d’urbanisme ou d’immobilier par exemple. Bien des usages peuvent être imaginés.
On pourrait mettre beaucoup de choses derrière les jumelles de Timescope !
D’autres Timescopes ?
Si par certains aspects cette borne est unique, elle a cependant eu des prédécesseurs. Je les ai découverts en grande partie grâce à un article de Chris O’Shea intitulé Augmented Periscopes & Telescopes. En passant en revue les exemples de cet article, on constate qu’il existe une multitudes de variantes dans ce type de bornes, notamment sur les points suivants :
- Certaines bornes permettent de voir dans le passé, d’autres dans le futur, d’autres enfin d’enrichir le présent.
- Certaines utilisent un dispositif proche de la réalité virtuelle, d’autres misent plutôt sur la réalité augmentée, d’autres, enfin, sur une forme de reconduction photographique.
- Certaines sont en extérieur, d’autres en intérieur.
Passons en revue quelques exemples. Je vous propose de commencer par plusieurs réalisations de l’exceptionnelle agence allemande de design interactif Art+com Studios.
Timescope, “première du nom” : l’expérience la plus ancienne et la plus aboutie à ce jour
(En bref : borne d’extérieur / reconduction photographique (et réalité augmentée ?) / voir dans le passé ou le futur)
L’un des exemples les plus anciens de ce type de borne semble remonter à 1996. Oui, vous ne rêvez pas : 1996 ! A l’échelle du numérique, ça paraît une éternité !
L’une des premières versions de la borne Timescope d’Art+com Studios.
Cette année là, l’agence Art+com installe à Berlin le premier exemplaire d’une borne appelée déjà Timescope ! Elle permet de se plonger dans le passé de la ville en affichant des photos ou des vidéos d’un même lieu prises à différentes époques. L’utilisateur oriente la borne dans la direction de la vue qui l’intéresse, la Bernauer Strasse par exemple. Il sélectionne une date et peut ensuite visionner une vue du passé qui s’affiche en superposition de la vue réelle du présent (Voir la démo en vidéo). Ce dispositif de reconduction photographique permet notamment de voir les évolutions dues à la guerre et à la construction/déconstruction du mur de Berlin.
La version actuelle des jumelles Timescope et la vue de la Bernauer Strasse à différentes époques.
Je dispose de peu d’informations sur ce projet, mais si je comprends bien, il s’est maintenu au fil du temps et serait toujours actif aujourd’hui — 20 ans après très exactement — avec plusieurs bornes installées dans Berlin ! On souhaite la même pérennité et le même succès au Timescope français !
Les jumelles Timescope, photographiées à Berlin en 2011. (source)
Le design et les fonctionnalités des jumelles ont également évolué. Elles permettent aujourd’hui d’afficher des vues prospectives de projets d’aménagements urbains et immobiliers. Si j’en crois le site web d’Art+com, elles produiraient même leurs propres images : “Un appareil photo intégré dans la borne prend des photos à intervalles réguliers et les rend ensuite disponibles pour le visionnage. De cette façon, une fois installé, le Timescope s’auto-alimente en contenu de manière autonome” !
Par sa longévité et sa maturité fonctionnelle, ce projet me paraît être un modèle du genre pour tous les autres projets de jumelles panoramiques numériques.
Avant de clore le sujet, notons qu’Art+com Studios a travaillé sur ce sujet avec l’agence allemande de design Büero-Staubach, qui a développé la version 2001 de la borne, puis la version 2006, qui est celle utilisée aujourd’hui dans les rues de Berlin. Cette version de 2006 a été intégrée au catalogue du fabricant/distributeur de mobilier urbain Wall G pour être vendue à d’autres villes ou sites.
On trouve également des informations sur cette borne sur le site personnel de Joachim Sauter, l’un des designers d’Art+com Studios.
Jurascope
(En bref : borne d’intérieur / réalité augmentée & diorama digital / voir dans le passé)
En 2007, Art+com a décliné le dispositif Timescope pour un usage en intérieur dans une galerie de paléontologie du Museum d’Histoire Naturelle de Berlin. D’aspect extérieur, les 7 bornes installées, appelées Jurascope, sont quasi identiques à celles de Timescope. Les visiteurs approchent leurs yeux des jumelles, visent un squelette de dinosaure dans la salle et peuvent alors voir ce dernier prendre chair progressivement. Puis un paysage jurassique se substitue à la vue du musée et on peut alors observer le dinosaure évoluer dans son habitat naturel. Art+com appelle ce dispositif un diorama digital.
Les jumelles digitales du dispositif Jurascope et ce qu’elles permettent de voir : la vue d’origine, la vue augmentée et le diorama digital.
Evolutionary Stairs
(En bref : borne d’intérieur / diorama digital / voir dans le passé)
En 2014, Art+com a repris ce principe du diorama digital pour le musée Moesgaard de Hojbjerg, au Danemark. Le dispositif s’appelle cette fois-ci Evolutionary stairs. Il se compose de 7 bornes-jumelles qui permettent de fixer des sculptures d’hommes préhistoriques situées sur un escalier du musée (d’où le nom du dispositif). Cela déclenche alors une animation dans laquelle ont voit le personnage dans son environnement naturel.
Les 7 bornes du dispositif Evolutionary stairs.
Airportscopes
(En bref : borne d’extérieur / réalité augmentée / enrichir le présent)
Le dernier projet d’Art+com dont je voudrais parler a été réalisé en 2011 pour l’aéroport de Zurich. Le studio allemand a installé des jumelles panoramiques appelées “Airportscopes” sur la terrasse panoramique B de l’aéroport, un point d’observation prisé des touristes. Grâce à un dispositif de réalité augmentée, les jumelles fournissent des informations sur des éléments fixes ou mobiles de l’aéroport, visibles depuis ce point d’observation. Par “éléments mobiles”, il faut entendre les avions situés sur le tarmak, sur lesquels les jumelles vous donnent des informations (compagnie, numéro et destination du vol, etc.) !! Art+com explique le fonctionnement du dispositif : “Pour détecter la position exacte des avions, les Airportscopes utilisent des données en provenance de la Tour de contrôle. Ils affichent ensuite les informations en superposition sur l’image et en temps réel. Ils peuvent fournir des données sur le type, la destination ou le point d’origine d’un avion.”
Les jumelles panoramiques de l’aéroport de Zurich affichent en réalité augmentée et en temps réel des informations sur les avions présents sur le tarmak.
Quittons maintenant l’agence Art+com pour évoquer des projets issus d’autres agences.
Parascopes
(En bref : borne d’extérieur / un peu réalité augmentée, un peu réalité virtuelle / voir dans le futur)
Entre le 15 et le 31 janvier 2007, l’agence interactive suédoise Unsworn Industries a installé dans les rues de Malmö trois bornes de jumelles panoramiques interactives, appelées Parascopes ou encore “Future Binoculars”. Chacune d’elle proposait aux passants de s’immerger dans des vues panoramiques sphériques (une sorte de réalité virtuelle avant l’heure !) d’aménagements de l’environnement urbain proposés par des habitants de la ville pour réduire le trafic automobile.
Une illustration du fonctionnement des jumelles Parascope
Trois de ces vues sont accessibles en ligne :
Tower Optical Digital Viewer
(En bref : borne d’extérieur / reconduction photographique & réalité augmentée / voir le passé)
S’il est une marque iconique en termes de jumelles panoramiques, c’est bien Tower Optical. Si son nom est peu connu, ses jumelles au format si particulier le sont beaucoup plus. Elles font partie de l’imagerie américaine. En 2013, l’agence de design Pensa a détourné une borne d’un quartier de Brooklyn, à New-York, pour permettre aux passants de visionner non pas une vue panoramique du lieu mais des photographies et des vidéos de son passé.
Le hack a consisté tout simplement à installer une tablette à l’intérieur de la borne, comme on peut le voir dans la photo ci-dessous, et à doter la borne de capacités de commande de la tablette. Ainsi, la borne peut afficher tous types de médias (photos ou vidéos) et même des applications (des jeux vidéos notamment) ainsi que de la réalité augmentée.
La tablette installée par Pensa à l’intérieur des jumelles Tower Optical.
Une explication des différents filtres d’information et d’images visibles dans les jumelles (source).
Lost Landmarks
(En bref : borne d’extérieur / reconduction photographique / voir le passé)
Un an après l’expérience de Pensa, Matt Felsen, un étudiant en design et technologie de l’école Parsons a installé à New-York un dispositif similaire nommé Lost Landmarks. Comme Pensa, il a utilisé des jumelles Tower Optical dans lesquelles il a installé une tablette.
Argui
(En bref : borne d’extérieur / réalité augmentée / enrichir le présent)
Cette borne a été créée par Valérie-Françoise Vogt pour l’Université d’Art et de design de Halle, en Allemagne. Je cite Chris O’Shea : « Placé devant le plus grand des bâtiments de l’Université, Argui permet non seulement de voir sa façade, mais aussi ce qui se passe à l’intérieur. Des caméras sont placées à l’intérieur de chacune des pièces et donnent un aperçu en réalité augmentée des projets qui y sont exposés pour que vous puissiez choisir plus facilement ce que vous voulez visiter ».
Focus on Joy
(En bref : borne d’intérieur / réalité augmentée / enrichir le présent)
Je terminerai ce panorama en évoquant les jumelles numériques Focus on joy, développées par l’agence Meso pour BMW à l’occasion d’un salon automobile en 2009. Elles donnent des informations en réalité augmentée sur les voitures exposées au salon.
Voilà. J’espère que ce panorama vous a intéressé. Nous verrons bien si ce type de dispositif se développe avec l’explosion que nous connaissons aujourd’hui des contenus et technologies de réalité virtuelle. Mais il est clair que les possibilités d’usages ne manquent pas.